La Bruyère a travaillé pendant dix-sept ans avant de publier ce recueil de 420 « remarques », sous forme de maximes, de réflexions et de portraits, présenté comme une simple continuation des Caractères du philosophe grec Théophraste, qu’il traduit en tête de l’ouvrage1. L’auteur aurait commencé la rédaction de cet ouvrage dès 16702, et il est mort en 1696 après l’avoir revu et corrigé pour une neuvième et dernière édition, posthume celle-là. Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle sont ainsi passés de 420 « remarques » en 1688, à 1120 en 16943.
C’est donc l’œuvre de toute une vie, en même temps que la seule œuvre que La Bruyère ait publiée1.
Dans la préface, l’auteur explique le choix qui a été le sien d’écrire des fragments ou « remarques » :
« Ce ne sont point des maximes que j’aie voulu écrire, […] l’usage veut qu’à la manière des oracles elles soient courtes et concises ; quelques-unes de ces remarques le sont, quelques autres sont plus étendues : on pense les choses d’une manière différente, et on les explique par un tour aussi tout différent. » À la variété de la réalité humaine et sociale observée, répond donc la variété de la forme qui en rend compte2.
L’auteur affiche sa préférence pour les Anciens dans son livre, à commencer par l’épigraphe en latin d’Érasme. En effet, il dit traduire seulement du grec l’œuvre de Théophraste. En se plaçant ainsi directement et ouvertement dans la lignée de ce philosophe de l’Antiquité, il souligne sa fidélité à la tradition des philosophes moraux4.
Mais en même temps, à la fin du Discours sur Théophraste, il revendique son originalité en parlant de « nouveaux Caractères5 » ; ce terme d’« originalité » doit se comprendre à la fois « comme retour aux origines et comme instauration d’une nouvelle origine », ainsi que le fait observer très justement Emmanuel Bury6. Ce recueil de caractères connaît un vif succès et Jean de La Bruyère de son vivant fait paraître huit éditions de son ouvrage, enrichies de nombreuses additions au fur et à mesure des éditions. Le succès de l’œuvre est dû à sa qualité, notamment à l’originalité surprenante de sa structure, à son style brillant, mais aussi à la vérité de la peinture des mœurs contemporaines : elle reflète les maux sociaux et culturels, et sait faire la critique de l’importance de la mode.
Jean de La Bruyère disait faire des remarques sur la société qui l’entourait, c’est-à-dire la cour où il était au service du Duc de Condé (précepteur de son fils). En effet, il dit que « le philosophe consume sa vie à observer les hommes ». « Je rends au public ce qu’il m’a prêté ; j’ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage[…] », tels sont les premiers mots de la préface : c’est ce qu’il nomme un portrait d’après nature. Il veut associer le plaire et l’instruire : « on ne doit parler, on ne doit écrire que pour l’instruction; et s’il arrive que l’on plaise, il ne faut pas néanmoins s’en repentir, si cela sert à insinuer et à faire recevoir les vérités qui doivent instruire. » Ainsi il s’efface volontairement dans son œuvre pour décrire objectivement sa société ; mais le « je » de La Bruyère perce souvent sous le masque du moraliste.
Cette œuvre compte 16 chapitres tels que : « De la conversation », « Du cœur », « Des femmes » ou encore « Des grands ». C’est une réflexion sur la question de l’Homme au XVIIe siècle.
25 rue des grands Augustins
Le Catalan
Aucune enseigne. Une rue sage et tranquille. Le Petit bougnat tenu par Maurice Desailly est situé à deux pas de l’atelier de Picasso et accueille durant la guerre tous les amis du peintre. On peut lire , sous la plume de Brassaï : « Picasso propose que nous déjeunions tous ensemble au Catalan. Nous sommes assis tous autour de la même table : le Baron Mollet, Picasso, Gilberte [Brassaï], Francis Lee, Paul Eluard, Nusch, le bibliophile et moi. Une neuvième place encore vide est réservée à Dora Maar…» C’est au Catalan que Léon-Paul Fargue, dînant avec Picasso et Katherine Dudley, tombe foudroyé le 23 avril 1943 par un accident vasculaire cérébral qui va le rendre hémiplégique jusqu’à sa mort, quatre ans et demi plus tard.
A la libération, les peintres exilés prennent le chemin de la rue des Grands-Augustins : Max Ernst et sa compagne Dorothea Tanning, Wilfredo Lam, Hans Bellmer…
Le Catalan devient un centre intellectuel où se presse le tout Paris des arts et des lettres : Lise Deharme, Marie Laure Noailles, Balthus, Auric, Jean Cocteau, Alexandre Calder, Paul Valéry, ainsi que les américains en battle-dress avides de respirer les effluves culturelles de la vieille Europe. C’est au Catalan qu’est conçu un soir de beuverie l’Hymne existentialiste, musique de René Leibowitz, texte attribué conjointement à Maurice Merleau-Ponty, Boris Vian et Anne-Marie Cazalis : « Je n’ai plus rien dans l’existence / Que cette essence qui me définit / Car l’existence précède l’essence / Et c’est pour ça que l’argent me fuit./ J’ai lu tous les livres de Jean-Paul Sartre / Simone de Beauvoir et Merleau-Ponty / Mais c’est tout le temps le même désastre / Même pauvre tu es libre tu te choisis / J’ai bien essayé autre chose / Maurice Blanchot et Albert Camus / Absurde faux pas ! C’est la même chose / Tout n’est qu’un vaste malentendu / Demain Sisyphe, angoisse morale, Aminadab Nausée et compagnie / C’est tout le temps le même désastre / car même au Flore, plus de crédit ! ».
Fin 1947, devant le succès de son restaurant, Maurice Desailly décide de s’agrandir. Il achète un petit local – une ancienne crèmerie – situé juste en face et charge Georges Hugnet de le décorer puis de l’animer. En juin 2011, Drouot mettra en vente pour des petites fortunes les dessins de Balthus et de Picasso jouant avec les taches de moutarde ou de vin sur les nappes du Catalan. http://www.lessoireesdeparis.com/2011/06/08/bouts-de-nappes-legendaires-a-drouot/.